Initié par Transcultures en 2005 sous l’impulsion de son directeur Philippe Franck, Transnumériques apparaît comme un festival résistant, à la fois au temps et aux modes (alors que d’autres ont disparu en Belgique depuis quelques années, il est encore là malgré le resserrement des moyens) ; tout en axant sa programmation à la pointe des cultures numériques, on n’y trouvera pas ou peu d’œuvres déjà présentées ailleurs car Transnumériques est avant tout une plate-forme de création qui entend également stimuler une vraie réflexion sur divers enjeux liées aux développements des cultures numériques.
Quelques jours avant le lancement du festival et l’ouverture de l’exposition « in progress » Emergences numériques qui est aussi la bannière de cette édition, nous avons demandé à son initiateur et directeur artistique d’en préciser l’approche, l’histoire et le devenir.
Interview de Philippe Franck
Transnumériques fête en fin de programme Mons2015 ses 10 ans. Comment ce festival a-t-il évolué depuis son lancement ?
Philippe Franck : Les Transnumériques sont nés en 2005 à la suite d’un autre festival des arts électroniques qui était les Netd@ys que j’avais lancé à Bruxelles et dans plusieurs villes partenaires en Belgique, dès 1998, en lien avec le programme européen éponyme qui était né pour stimuler un usage créatif et citoyen d’Internet et qui s’est terminé, les usages évoluant, en 2004. Il fallait continuer sur cette bonne lancée qui avait rencontré un vrai succès public et médiatique sans doute aussi grâce à son caractère pionnier. Je me suis alors dit qu’il fallait aussi prêter d’avantage d’attention à ce qui se passait chez nous et encourager les artistes à produire des œuvres pertinentes avec les outils numériques ; les Transnumériques sont nés de cette volonté et ont commencé relativement modestement au regard des Netd@ys par un week-end à Bruxelles et un autre à Mons alliant à chaque fois réflexion, débat et présentation d’installations et performances d’artistes cette fois majoritairement belges. Mais dès la deuxième édition, le festival a pris de l’ampleur puis en 2008, il s’est étendu grandement pour rayonner sur Bruxelles, Mons, Lille et Paris dans plusieurs lieux partenaires.
Après cette grande édition passionnante mais assez épuisante, j’ai ressenti la besoin, avec mon équipe, prendre un peu de recul car nous avions été, d’une certaine manière, par le développement du festival qui était au-delà de nos moyens humains et financiers assez contraints. Après une pause parsemée d’autres événements numériques plus circonscrits, nous avons relancé les Transnumériques en 2012, reliant Bruxelles et Mons, avec une autre formule en invitant un artiste associé à apporter sa marque et réflexion personnelle sur la programmation du festival. J’ai eu donc le plaisir de travailler avec Valérie Cordy (maintenant directrice de La Fabrique de Théâtre) et nous avons choisi ensemble de mettre encore d’avantage l’accent sur l’aspect laboratoire vivant des Transnumériques qui a invité des dizaines d’artistes belges mais aussi étrangers, à y présenter des formes « in progress » au public. Celui-ci a parfois été étonné de cette approche mais a globalement bien réagi et je pense que ce fut aussi une plate-forme pour nombre de ses projets qui, pour la plupart, se sont développés et précisés par après.
Au lieu de remettre le couvert en 2014 (car nous étions passés en mode biennale pour mieux concentrer les énergies), nous avons reporté d’un an (tout en proposant en 2014, certaines activités dans le festival VIA qui s’inscrivaient dans des projets développés à plus long terme dans Transnumériques) cette cinquième édition pour s’intégrer pleinement dans Mons2015, Capitale européenne de la culture dont le slogan initial (qui reste mon préféré), « When culture meets technology » collait parfaitement à cette cosmogonie. Nous avons alors choisi de se concentrer sur Mons comme ville principale d’un festival jusqu’ici interurbain, tout en y conviant des partenaires étrangers et belges à y participer et en choisissant de mettre encore plus franchement l’accent sur les jeunes talents et projets en devenir numériques d’où la baseline « festival des cultures et des émergences numériques ».
C’est aussi le nom de l’exposition de ces Transnumériques@Mons2015 qui s’axe, en effet, clairement sur la jeune création. En quoi est-ce important, pour vous, de mettre l’accent sur ces artistes numériques en devenir ?
D’abord parce que c’est utile pour les jeunes créateurs de pouvoir bénéficier d’une telle plate-forme qui n’existe pas comme cela en Belgique et aussi pour nous afin de pouvoir proposer de nouveaux projets et accompagner des artistes de ces jeunes générations tant en Belgique qu’à l’international pour les plus talentueux. Nous pourrions à l’inverse choisir comme le fond bon nombre de mes collègues de programmer quelques « grands noms » du numérique (quoique dans ce domaine, la célébrité est toute relative) qui seraient sans doute susceptibles d’attirer plus facilement un large public qui pourrait accessoirement faire la fête au son de quelques stars éphémères de l’électro.
En tant que spectateur, je n’ai évidemment rien en soi contre cette formule qui peut être plus ou moins réussie, mais si on écoute bien la demande des créateurs, promotionner, accompagner et développer les « émergences numériques » paraît indispensable, avec tous les risques que cela suppose. Parallèlement au travail de soutien à ses « découvertes » et « nouveautés innovantes » (méfions-nous des labels décernés parfois un peu rapidement), il me semble toujours essentiel de les mettre en contexte dans ce qui constitue depuis quelques années déjà, une histoire des arts et cultures numériques.
Quelle vision de la création numérique mais aussi des cultures numériques défend Transcultures, au travers des Transnumériques ?
Une vision ouverte qui part avant tout du numérique comme vecteur de transversalité renforcée et non comme un autre « ghetto » réservé aux not so happy geeks. Cela suppose que l’accent est mis sur les hybridités. J’ai participé en septembre dernier à un colloque autour de l’hybridité organisé par Bozar pour le lancement du BEAF qui a été ouvert par Gerfried Stocker, le directeur d’Ars Electronica, le bien connu centre et festival des arts et cultures numériques à Linz. Il a mis l’accent sur le fait que ces dernières années, les arts numériques se sont considérablement développés et diversifiés et qu’il lui semblait plus intéressant de parler d’arts hybrides (qui est d’ailleurs une des sections fortes du prix Ars Electronica) que de chercher à rester coller à un hypothétique art numérique excluant d’autres formes « innovantes ».
J’étais heureux d’entendre, de la part d’un responsable de ce qui est sans doute l’institution impliquée dans la création numérique la plus importante internationalement, ce positionnement qui est aussi celui de Transcultures sur la création numérique depuis longtemps, une approche résolument transversale qui, à mon grand étonnement, encore aujourd’hui à une époque de tous les métissages et mixages, peut se heurter à certains ostracismes ou strabismes de certains collègues « puristes ». Car le public lui ne réagit pas du tout selon ces catégories qui à peine dressées explosent déjà. Il est touché, intrigué, amusé, perturbé… par le projet ou pas.
D’autre part, nous avons aussi choisi tant pour Transcultures que pour Transnumériques, de défendre au-delà des arts, les « cultures numériques », ce qui pour nous implique aussi une approche à la fois plus englobante mais aussi critique, qui dépasse la seule préoccupation artistique (qui reste très forte chez Transcultures) pour la rattacher aux mutations sociétales et technologiques.
Cette année, les Transnumériques s’ouvrent avec une journée, From digital to culture, qui propose un temps de discussion et de réflexion autour du rôle et de la place des cultures numériques dans les industries créatives aujourd’hui. Comment vous positionnez-vous face à cette problématique ?
Etant régulièrement invité dans des colloques croisant les dimensions culturel et technologique, j’ai constaté que cette grande constellation pas très définie appelée « industries créatives » ou « industries culturelles » avait tendance à manger de plus en plus le paramètre proprement artistique alors que paradoxalement, il serait légitimement le premier en ligne quand on parle de création y compris numérique. On peut aussi s’inquiéter que dans de nombreux programmes de soutien, par exemple européens, le mot artiste devient quasiment peu recommandable et que quand on parle par exemple de recherche (avec le rapport Arts/Sciences qui est de plus en plus mis en avant, et on peut s’en réjouir), certains refusent de considérer l’artiste comme un chercheur au même titre que le scientifique.
J’ai eu envie de remettre les artistes (ainsi que les responsables d’institution ou d’association qui les défendent) dans son irréductible singularité, au centre de ce débat et de lui donner aussi la parole. Nous tenterons aussi d’éviter les présentations auto-promotionnelles, les multiples « pecha kucha » (qui contrairement à sa signification en japonais qui veut dire bavardage lui laisse très peu de place) et « speed dating » où les sujets complexes comme celui-ci ne sont pas ou peu abordés car « trop longs » et où au nom de l’efficacité, les participants doivent se changer en vendeurs et publicités la plus « catchy » possibles d’eux-mêmes. Nous prendrons pour une fois le temps (jamais assez, c’est certain) de donner le temps à la discussion contradictoire et critique, à l’échange d’expérience au-delà de son seul intérêt aussi et laisserons les modèles marketing au vestiaire.
Les tables-rondes thématiques seront nourries aussi par une conférence inaugurale du sociologue français Jean-Paul Formentraux (dont je suis, avec intérêt, les écrits et notamment L’œuvre virale paru à La Lettre volée, éditeur que nous avons en commun) qui a choisi comme titre de son intervention « Artistes de Laboratoire : Recherche et Création à l’ère numérique » et posera la question : « Qu’est-ce que « créer » aujourd’hui dans un contexte interdisciplinaire hybridant arts, sciences et technologies numériques ? ».
Notre but à la fin de cette journée est de pouvoir commencer à proposer ensemble des prescriptions concrètes qui pourraient nourrir également d’autres initiatives (je pense par exemple à la « coupole numérique » dans le cadre de l’initiative « Bouger les lignes » (on ne peut qu’être sympathisant d’une telle injonction) lancée par la Ministre de la Culture et de l’Education de la Fédération Wallonie-Bruxelles Joëlle Milquet). Il n’est pas question d’aller contre le phénomène de développement des « industries créatives » ; Transcultures est heureux d’être depuis maintenant plus d’un an, un membre exécutif du cluster TWIST (Technologies Wallonnes de l’Image, du Son et du Texte) qui regroupe une centaine d’entreprises belges, dont nous accueillerons une rencontre au Manège de Sury (un lieu d’ailleurs destiné après 2015 à accueillir des entrepreneurs) dans le cadre de l’exposition Emergences numériques de ces Transnumériques.
C’est pour nous important car il est important qu’une structure culturelle – qui plus est travaillant dans le domaine numérique, puisse dialoguer avec des entreprises « innovantes » afin de travailler ensemble à des synergies profitables pour tous. Nous travaillerons aussi, dans cette perspective, à mettre plus d’arts numériques dans l’entreprise (et certaines y sont ouvertes) mais là aussi sans « plaquer » un contenu dans un contexte qui pourrait le rejeter si au préalable, il n’y a pas un vrai dialogue et compréhension des réalités, compétences, besoins et désirs des uns et des autres.
Au travers l’exposition Émergences numériques et les différents évènements du festival, je pense notamment aux diverses conférences qui auront lieu à Arts2 et au Café Europa durant les Transnumériques (outre le forum From digital to culture), les Transnumériques font une grande place à la réflexion. Pensez-vous, qu’aujourd’hui, dans ce contexte de crise culturelle cette action de réflexion, de débats et de pédagogie au sens large soit plus importante encore ?
Tout-à-fait, on ne peut et ne doit pas en faire l’économie si on ne veut pas faire dans le monologue nombriliste de « spécialistes entre soi » ! Nous avons toujours associé chez Transcultures les dimensions production, diffusion à celles de la sensibilisation (avec des ateliers également pour les plus jeunes, comme les « Digital Kids ») et réflexion (via des rencontres, colloques, forums..que nous tentons de rendre le moins formalistes et le plus conviviaux possibles pour encourager là encore un vrai échange).
Proposer ici des conférences de critique/commissaire artistique (Philippe Baudelot), artiste également doctorante (Alice Jarry) mais aussi, grâce au cycle ArtComTec proposé par Natan Karczmar (dont nous avions relayés à Mons cet été un premier cycle de présentations passionnantes lors des workshops et séminaires ArtCamp organisés depuis l’Université de Bohême occidentale) de pionniers proto numérique don il est très important de rappeler les expériences et enseignements aux jeunes générations : Maurice Benayoun (artiste hyperactif et également théoricien), Gilbertto Prado (lui aussi créateur avec son Grupo Poéticas Digitais et professeur d’université à Sao Paulo) et Derrick de Kerckhove (sociologue-théoricien des médias, collaborateur de Marshall McLuhan dont il contribue élégamment à faire connaître sa pensée visionnaire).
Ces interventions font aussi l’objet de rencontres avec les étudiants et les curieux qui comme nous apprécient ses rappels historiques et mises en contexte qui relativisent au passage un toujours nouveau amnésique trop répandu. On peut d’ailleurs remarquer que pour leurs interventions dans ArtComTec@Transnumériques, Derrick de Kerckhove et Maurice Benayoum ont tous deux choisi, sans se concerter, de faire un point sur 30 ans de pratique d’arts numériques. Leurs visions panoramiques nous donnent aussi des éléments critiques indispensables également pour les générations antérieures.
Les partenaires nationaux et internationaux sont nombreux dans ces Transnumériques, comment mettez-vous en place ces partenariats et comment cela se traduit-il de manière pratique ?
Quand on s’appelle Transcultures, c’est assez naturel de nourrir des partenariats internationaux car ils sont à la base même de notre démarche et de notre projet qui affirme sa dimension « glocal » (comme dirait Paul Virilio), à la fois soucieux d’un ancrage territorial et d’échanges à un niveau international avec des partenaires avec lesquels nous nous complétons.
Nous faisons partie de réseaux comme le RAN (Réseaux des Arts Numériques) une heureuse initiative du Centre des Arts d’Enghien-les-Bains que nous avons rejointe depuis le début et qui réunit à ce jour, une quarantaine de centres, festivals, structures culturelles des quatre coins du globe mais aussi écoles d’art, laboratoires de recherche impliqués dans la création numérique. C’est aussi le cas de nos partenaires du Digital Art Centre de Taipei (avec lesquels nous avons eu des échanges lors de City Sonic en septembre et dernièrement en novembre avec le Digital Art Festival de Taipei où nous avons présenté, avec succès, plusieurs installations et performances numériques) et de Vidéoformes (qui nous avait invité en mars 2015 à présenter une édition des Transnumériques Awards-spécial GIF mais aussi une sélection de vidéos et performances et que nous retrouvons dans cette édition de Transnumériques avec des performances – Video Age 3.0 de Gabriel Soucheyre, Alain Longuet, Stéphane Troiscarrés qui revisitent les archives de Vidéoformes et de l’association Grand Canal pour en faire une sorte de mash up transhistorique, avec pour cette nouvelle version dans Transnumériques, l’apport sonore live de Gauthier Keyaerts, et Vaisseaux d’Annabelle Playe et Gregory Robin, en version spatialisée – pour l’ouverture mais aussi avec les lauréats de leur dernière édition et une belle sélection audio-visuelle à caractère numérique pendant l’exposition Emergences numériques).
D’autre part, nous avons aussi des échanges réguliers avec le Québec (soutenu, en ce qui nous concerne, par Wallonie-Bruxelles International dans le cadre des échanges bilatéraux entre les la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Québec), depuis plusieurs années avec Rhizome pour des performances liant poésie, arts sonores et numériques dont émane aussi le dispositif multimédiatique, Chœur(s) – machine à présences poétiques, fruit de notre co-production, avec l’apport de 18 poètes et artistes sonores belges et québécois convoqués par Simon Dumas. Un autre partenaire québécois, plus récent, est La chambre blanche, centre d’artistes autogéré dédié à l’expérimentation en arts visuels, également très actif en « arts médiatiques », avec lequel nous avons entamé des résidences numériques croisées et dont l’installation Lighthouses d’Alice Jarry (Montréal) et Vincent Evrard/Ogre (Liège) est le produit également exposé en première dans Emergences numériques.
A ces collaborations bilatérales, s’ajoutent des initiatives, je dirai, « transnationaliste » que sont, pour le volet ouvert à tous et lié au format vidéo court qui est ici un trait d’union entre des villes et des structures impliquées, les Vidéocollectifs menés par Natan Karczmar (qui a fait, depuis plus de trente ans, de la relation une mission à la fois créative et humaniste) en collaboration étroite avec Vidéoformes mais aussi cette année l’école d’arts visuels de Mons Arts2 dont les étudiants ont réalisé des œuvres intéressantes et Plzen, également Capitale européenne de la Culture en 2015 avec la département d’art et de design de l’Université de Bohême Occidentale et, pour la dimension réseau qui nous tient à cœur car elle est vecteur de liens créatifs avec une certaine instantanéïté, les Transnumériques Awards coordonnés par Jacques Urbanska qui regroupent des centaines de GIF d’esthétiques très diverses (et qu’il s’amuse aussi à l’occasion à mixer) et propose aussi pour Transnumériques, également un GIFWall, sorte de fresque numérique de l’artiste turc haydirocket, sorte de croisement jouissif entre Pierre & Gilles et Gilbert & Georges nourri des tribulations et fantasmes de notre turbulent XXIème siècle.
Tous ces liens et compagnonnages inter/transnationalistes mais aussi inter/régionaux (tant avec les écoles d’art impliquées dans le programme Emergences Numériques à l’année, que les associations, institutions dont numediart pour le maillage concret Arts/Sciences et structures amies dont Vidéographies à Liège, avec lesquels nous collaborons sur le long terme) nourrissent le festival, lui permettent aussi de présenter des projets qui ont pu bénéficié de compétences et de regards croisés, et lui donne, je pense, dans le paysage actuel des manifestations arts numériques d’ici et d’ailleurs, outre une certaine pertinence tant pour les artistes que pour les partenaires mais aussi les publics que je met toujours au pluriel, une identité à la fois multiple et singulière.
Transcultures nov. 2015
Propos recueillis par Eloïse Bouteiller
Informations
- 27.11 > 12.12.2015
- Mons
- gratuit
- transnumeriques.be
Production
- Organisation-production : Transcultures
- En co-production avec la Fondation Mons 2015 et le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (arts numériques), WallonieBruxelles Théâtre Dance, WBI, Délégation Générale du Québec à Bruxelles.
- Avec la collaboration de IDEA, Mundaneum, Vidéoformes, Vidéographies, Rhizome, La Chambre Blanche, La Quinzaine des Arts du Futur, ARTour, Arts2, ENSA Villa Arson, Saint-Luc Bruxelles, TWIST.