Texte paru dans le catalogue de la biennale ARTour – Art contemporain et patrimoine dont l’édition 2021 (du 24.09 > 28.11.2021) propose de questionner les rapports qui nouent aujourd’hui l’écrit et les arts visuels, numériques et sonores. Les artistes invités, auteurs, plasticiens, créateurs intermédiatiques les conjuguent au gré de leurs pratiques respectives, les associent pour les donner à regarder, à lire, à écouter.
Depuis quelques décennies, l’image, le texte et le son sont les composantes des documents multi/hyper-média que nous manipulons quotidiennement sans nécessairement prêter attention à leur intersection créative qui met aussi en lumière leurs particularités en les redéfinissant. Avant la dimension du « tout numérique » qui permet une infinité de combinaisons et renforce les interactivités (au-delà de la seule injonction technologique) dans des formes multiples (installation, performance, application, œuvre géolocative, net art, dispositif VR…), ces médiums s’étaient déjà rencontrées dans le chaudron magique des associations expérimentales (de Dada à Fluxus, de l’Art conceptuel à la Poésie sonore ou concrète), permettant à chaque média de s’émanciper de ses propres carcans en se frottant aux autres sans pour autant s’y diluer.
On doit à Dick Higgins, cofondateur de Fluxus[1] et initiateur des premiers happenings dès les années 50, le développement de la notion – devenue fondatrice – d’intermédia qui nous semble aujourd’hui encore pertinente pour qualifier des approches intermédiales en soulignant la dialectique entre les différents médiums et l’ouverture de la pensée créatrice en dehors de toute restriction à un seul domaine de l’art. Selon ce multi artiste, théoricien et éditeur américain, l’intermédium ne révèle pas un mouvement artistique, datable, mais une tendance majeure et constante de l’art ; il y voit aussi la forme d’expression la plus pertinente de son temps et un moyen pour les artistes de manifester leur engagement[2]. Ce dernier point ne s’est peut-être pas totalement vérifié mais pour le reste, ces réflexions sont encore inspirantes et certains critiques parfois trop peu critiques des développements multi/hypermédiatiques qui ont suivi, ont parfois « oublié » ces explorations libératrices fondatrices dans l’euphorie d’une littérature trop auto (techno)satisfaite et le diktat d’une conception purement consumériste des « produits » de ces « industries culturelles et créatives » englobantes.
D’autres textes visionnaires dont ceux du Cercle d’Art Prospectif, association d’artistes fondée par le créateur pluridisciplinaire et historien de l’art belge Jacques Lennep en 1972 ou de l’Art sociologique initié par Hervé Fischer, Jean-Paul Thevenot et Fred Forest en 1974 que ce dernier, artiste multimédia français pionnier, prolongera, dans les années 80, avec l’esthétique de la communication[3] bénéficiant de l’apport du philosophe italien Mario Costa jusqu’à l’esthétique relationnelle[4] décrite par Nicolas Bourriaud, ont apporté des éclairages sur ces arts de la rencontre (entre pratiques mais aussi entre publics et champs sociétaux). Pour le critique et commissaire artistique français, l’art relationnel est un « art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé. »[5] Ce type d’œuvres peut fonctionner « comme un dispositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer des rencontres individuelles ou collectives »[6]. Et si cette « inter machine» s’emballe, elle n’en sera que plus humaine !
Depuis quelques décennies, l’image, le texte et le son sont les composantes des documents multi/hyper-média que nous manipulons quotidiennement sans nécessairement prêter attention à leur intersection créative qui met aussi en lumière leurs particularités en les redéfinissant. Avant la dimension du « tout numérique » qui permet une infinité de combinaisons et renforce les interactivités (au-delà de la seule injonction technologique) dans des formes multiples (installation, performance, application, œuvre géolocative, net art, dispositif VR…), ces médiums s’étaient déjà rencontrées dans le chaudron magique des associations expérimentales (de Dada à Fluxus, de l’Art conceptuel à la Poésie sonore ou concrète), permettant à chaque média de s’émanciper de ses propres carcans en se frottant aux autres sans pour autant s’y diluer.
On doit à Dick Higgins, cofondateur de Fluxus[1] et initiateur des premiers happenings dès les années 50, le développement de la notion – devenue fondatrice – d’intermédia qui nous semble aujourd’hui encore pertinente pour qualifier des approches intermédiales en soulignant la dialectique entre les différents médiums et l’ouverture de la pensée créatrice en dehors de toute restriction à un seul domaine de l’art. Selon ce multi artiste, théoricien et éditeur américain, l’intermédium ne révèle pas un mouvement artistique, datable, mais une tendance majeure et constante de l’art ; il y voit aussi la forme d’expression la plus pertinente de son temps et un moyen pour les artistes de manifester leur engagement[2]. Ce dernier point ne s’est peut-être pas totalement vérifié mais pour le reste, ces réflexions sont encore inspirantes et certains critiques parfois trop peu critiques des développements multi/hypermédiatiques qui ont suivi, ont parfois « oublié » ces explorations libératrices fondatrices dans l’euphorie d’une littérature trop auto (techno)satisfaite et le diktat d’une conception purement consumériste des « produits » de ces « industries culturelles et créatives » englobantes.
D’autres textes visionnaires dont ceux du Cercle d’Art Prospectif, association d’artistes fondée par le créateur pluridisciplinaire et historien de l’art belge Jacques Lennep en 1972 ou de l’Art sociologique initié par Hervé Fischer, Jean-Paul Thevenot et Fred Forest en 1974 que ce dernier, artiste multimédia français pionnier, prolongera, dans les années 80, avec l’esthétique de la communication[3] bénéficiant de l’apport du philosophe italien Mario Costa jusqu’à l’esthétique relationnelle[4] décrite par Nicolas Bourriaud, ont apporté des éclairages sur ces arts de la rencontre (entre pratiques mais aussi entre publics et champs sociétaux). Pour le critique et commissaire artistique français, l’art relationnel est un « art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé. »[5] Ce type d’œuvres peut fonctionner « comme un dispositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer des rencontres individuelles ou collectives »[6]. Et si cette « inter machine» s’emballe, elle n’en sera que plus humaine !
Ces nouvelles articulations permettent aussi aux médiums de faire éclater, dans ces flux permanents, les catégories traditionnelles pour créer d’autres constellations artistiques et culturelles. Avec le développement des arts sonores (le « sound art » qui ouvre, au-delà de la musique, divers champs exploratoires hybrides) plus largement au début du second millénaire[7], les sons se projettent dans l’espace pour mieux le métamorphoser ; le temps musical ou plutôt la durée (au sens bergsonien)[8] se dilate dans le lieu et la pratique de l’écoute qui devient elle-même créative avec un surplus d’imaginaire.
De plus en plus de plasticiens travaillent la dimension audio comme une matière à part entière (et non plus juste comme une « bande-son » plaquée sur l’œuvre) qui se sculpte[9] au même titre que l’image ou, plus généralement, la matière visuelle avec laquelle elle dialogue d’égal à égal. Ces images/écritures sonores sont moins des représentations audio graphiques (la notation musicale classique se révélant, par ailleurs, insuffisante pour nombre de créations sonores d’aujourd’hui) que l’émergence de ces « autres du son », leurs doubles audio plastiques[10].
En retour, les créateurs sonores mais aussi de la parole et de l’écriture vivante intègrent la dimension plastique (au sens large) et spatiale dans des projets qui sortent volontiers du cadre strictement « musical » pour les uns et « littéraire » pour les autres.
Ainsi, dans les projets (dont bon nombre de créations) présentés dans cette treizième édition d’ARTour, les traits d’union dynamisent ces « images conjuguées » sur différents modes intermédiatiques.
Au Mill, Tamara Laï propose une sélection de ses vidéo-poèmes voyageurs, Marc Veyrat une relecture labyrinthique d’Alice au pays des merveilles en mode VR, Arpaïs Du Bois les pages de ses carnets de « dessins-pensées » colorées, Alessandro Filippini ses sculptures-mots qui nous rappellent à l’essentiel. A la Bibliothèque provinciale, l’auteur et artiste numérique Maxime Coton convie le visiteur à une expérience en réalité augmentée célébrant les plaisirs de la lecture tandis que, au Daily-Bul & co, Jean-Claude Loubières propose une bibliothèque suspendue et un parcours livresque. Au Château Gilson, Dema One croise calligraphie arabe et graffiti art, Berrekki, typographie et installation murale, Gaëtan Le Coarer, réalité mixte et bande-dessinée.
Comme dans l’exposition collective à la Galerie Nardone (réunissant les plasticiens-poètes Alessandro Filippini, Cécilia Shishan, Frédéric Kruczynski, Daniel Pelletti, Emelyne Duval et Jacques Lennep), le mot se libère, se crie ou se susurre pointant aussi, tout en ouvrant la porte à toutes les envies, en définitive une certaine « impossibilité de les écrire ou même de les tracer »[11].
Ils peuvent aussi danser aussi sur la toile dans une langue inconnue ou réinventée, par exemple dans les œuvres d’Adelin Donnay et Marc Pierret présentées à la Maison du Tourisme/Centrissime. Ils sont musique non plus de l’écrit mais de l’oralité qui peut aussi se faire image comme dans cette maison hantée (au Théâtre de La Louvière) imaginée par la plasticienne Claire Ducène associé au créateur sonore Christophe Bailleau dans le duo Ghostwriters.
Le site de Bois-du-Luc a inspiré plusieurs créations contextuelles. Gauthier Keyaerts a réalisé des vidéos, photos, textes et environnements audio organiques à partir de ce fascinant musée de la mine et du développement durable pour le « rêvisionner ». La créatrice multi visuelle Natalia de Mello avec l’auteur/sociologue Daniel Vander Gucht s’en sont également nourris lors d’une joyeuse résidence estivale pour rendre hommage aux machines de l’époque industrielle du lieu et à son héritage surréel. Le poète/performer Charles Pennequin pour lequel « l’écriture se fait dans la bouche et avec toutes les extensions de nous-mêmes »[12] scande ses visions critiques du « spectacle » devenu, comme annoncé depuis plus d’une quarantaine d’années par les Situationnistes, le paradigme culturel marchand. L’artiste multimédiatique Alain Wergifosse a, quant à lui, assemblé un vivier multi écran imaginant une écriture idéographique à partir d’étranges micro-organismes. Le tandem Isa*Belle + Paradise Now a suspendu au plafond d’élégantes robes de mariées vintage qui dévoilent l’histoire de leurs passions amoureuses, en mode féminin et intime.
Au Centre culturel du Roeulx, l’agitateur-auteur-plasticien Werner Moron mène -littéralement- la Société Slogan en bateau. A Soignies, Jean-François Octave continue, après avoir investi pendant l’été, en écho au « Tabula Deus », un étage de la la Collégiale Saint-Vincent, de croiser, au Centre culturel de Soignies, les images de la culture pop à son journal hédoniste et l’environnement audio cinématique de Paradise Now.
Outre dans ces projets volontiers in(ter)disciplinaires qui composent un itinéraire de créations unique dans La Louvière et plus largement dans cette région du Centre, on retrouve aussi cette approche multipoétique dans des performances intégrées dans le programme ARTour 2021, de celle audio-littéro-vidéo de Ghostwriters pour l’ouverture au Théâtre de La Louvière à l’événement de clôture Sonopoetics au Mill, associant artistes du son et de la voix (Maja Jantar et Paradise Now, Vincent Tholomé et Gauthier Keyaerts, Werner Moron avec les Ours Bipolaires) ayant aussi, pour certains, participé à des installations du parcours, en passant par la méditation sonore de l’électro Darko au Daily-Bull, le concert granulaire d’Alain Wergifosse à Bois-du-Luc ou encore la performance de ??? au Centre de la gravure et de l’image imprimée. Dans tous les cas, le texte-parole (jusqu’à son indicible) comme l’espace/flux sonique mais aussi l’imago (matérielle ou immatérielle) se mixent et se remixent en temps réel.
Dans leur grande diversité esthétique ici assumée, ces productions trans artistiques nous invitent à reconsidérer, à l’inverse des formatages verticaux et autres conformismes compresseurs de différences, les élasticités étincelantes entre les formes, les langages, les pratiques/techniques mais aussi, plus largement, les cultures et les imaginaires ouverts…Ils nous rappellent qu’à l’ère des grandes confusions, mutations planétaires et des bombardements de « messages/images » immédiatement jetables, les signes tant d’un possible ailleurs salvateur que d’un ici et maintenant réenchanté, résident dans ces interstices poétiques, et qu’il ne tient qu’à nous de les écouter/regarder/décrypter…
Philippe Franck
Outre dans ces projets volontiers in(ter)disciplinaires qui composent un itinéraire de créations unique dans La Louvière et plus largement dans cette région du Centre, on retrouve aussi cette approche multipoétique dans des performances intégrées dans le programme ARTour 2021, de celle audio-littéro-vidéo de Ghostwriters pour l’ouverture au Théâtre de La Louvière à l’événement de clôture Sonopoetics au Mill, associant artistes du son et de la voix (Maja Jantar et Paradise Now, Vincent Tholomé et Gauthier Keyaerts, Werner Moron avec les Ours Bipolaires) ayant aussi, pour certains, participé à des installations du parcours, en passant par la méditation sonore de l’électro Darko au Daily-Bull, le concert granulaire d’Alain Wergifosse à Bois-du-Luc ou encore la performance de ??? au Centre de la gravure et de l’image imprimée. Dans tous les cas, le texte-parole (jusqu’à son indicible) comme l’espace/flux sonique mais aussi l’imago (matérielle ou immatérielle) se mixent et se remixent en temps réel.
Dans leur grande diversité esthétique ici assumée, ces productions trans artistiques nous invitent à reconsidérer, à l’inverse des formatages verticaux et autres conformismes compresseurs de différences, les élasticités étincelantes entre les formes, les langages, les pratiques/techniques mais aussi, plus largement, les cultures et les imaginaires ouverts…Ils nous rappellent qu’à l’ère des grandes confusions, mutations planétaires et des bombardements de « messages/images » immédiatement jetables, les signes tant d’un possible ailleurs salvateur que d’un ici et maintenant réenchanté, résident dans ces interstices poétiques, et qu’il ne tient qu’à nous de les écouter/regarder/décrypter…
Philippe Franck
[1] Terme utilisé pour la première fois en 1961 par l’artiste/galeriste/éditeur nord-américain d’origine lithuanienne George Macunias qui deviendra celui d’un mouvement internationaliste regroupant des artistes aussi divers que George Brecht, Yoko Ono, Nam June Paik ou encore Joseph Beuys prônant l’abolition des frontières entre l’art et la vie ainsi que les différents champs disciplinaires et la participation concrète du public.
[2] Dick Higgins, Statement on the intermedia in Dé-coll/age # 6, Something Else Press 1967.
[3] « L’Esthétique de la Communication conçoit de transposer directement les principes sensibles observés dans l’évolution de notre environnement et du monde sur le fonctionnement de l’art lui-même et de considérer désormais celui-ci non plus en termes d’objets isolés, mais en termes de relations et d’intégration. Les œuvres, les données, les systèmes d’art devront être appréhendés comme des touts intégrés qui ne pourront en aucune manière se diviser ou se réduire à l’inventaire des parties constitutives matérialisées ». Extrait du Manifeste pour une Esthétique de la Communication publié par Fred Forest en 1983.
[4] Définie pour la première fois, en 1995, dans les pages de la revue Documents fondé par les critiques/commissaires artistiques Nicolas Bourriaud, Eric Troncy et les artistes Philippe Parenno et Liam Gillick et que Nicolas Bourriaud a développé dans son livre éponyme paru en 1998 aux éditions des Presses du Réel.
[5] Nicolas Bourriaud cité dans Art in the 90’s : L’esthétique relationnelle, Artistik Rezo, juillet 2015.
[6] Ibid.
[7] Même si des œuvres pionnières, ne se définissant pas alors sous l’appellation « art(s) sonore(s) » ont déjà fleuri depuis la fin des années 60.
[8] Pour Henri Bergson, la durée – ce temps psychologique, intime et non pas extérieur à l’homme – est avant tout chose plastique.
[9] On parlera souvent au début de « sculptures sonores » pour qualifier les œuvres de sound art.
[10] Marie-Aimée Lebreton, Qu’est-ce qu’une image sonore ? Images Re-vues, Hors-série 5, 2016.
[11] Extrait du texte de présentation de l’exposition Criez les mots écrit par Alain Nardone.
[12] Charles Pennequin dans l’émission Par les temps qui courent qui lui était consacré sur France Culture le 29 décembre 2020.