Interview de Thierry Dutoit directeur de NUMEDIART – Vice Versa 2.0

Interview de Thierry Dutoit directeur de NUMEDIART – Vice Versa 2.0

Thierry Dutoit est directeur de Numediart, institut de recherche spĂ©cialisĂ© dans les technologies appliquĂ©es aux arts multimĂ©dias et numĂ©riques. Il est diplĂŽmĂ© d’ingĂ©nierie Ă©lectrique mais aussi expert dans les champs de la reconnaissance vocale et de la synthĂšse de parole. Il enseigne Ă©galement au sein de l’UniversitĂ© de Mons (UMons).

En 1995, il a lancĂ© MBROLA projet autour de la synthĂšse de la parole multilingue (avec la volontĂ© d’ĂȘtre gratuit pour des applications non commerciales). Entre 1996 et 1998, il a passĂ© 16 mois aux Laboratoires de TĂ©lĂ©phonie Bell (AT & T Bell Labs), Ă  Murray Hill (New Jersey) et Florham Park (New Jersey).

Il est l’auteur de plusieurs livres sur la synthĂšse vocale et du Traitement du Signal AppliquĂ© (Applied Signal Processing), et il publiĂ© plus de 20 articles dans des revues scientifiques. et plus de Il a Ă©galement Ă©crit quelques120 articles sur le traitement informatisĂ© de la parole, le traitement du signal biomĂ©dical et de les technologies utilizes dans les arts dits “numĂ©riques”.

Pour la deuxiĂšme fois, il participe activement Ă  Vice Versa “De la recherche Ă  la crĂ©ation numĂ©rique”, une initiative de Transcultures pour faire un lien entre la recherche appliquĂ©e et la crĂ©ativitĂ© artistique en leurs donnant un espace de visibilitĂ© au dela du seul public acadĂ©mique (dans les cadre du festival des arts numĂ©riques de la FĂ©dĂ©ration Wallonie Bruxelles et de la Quinzaine NumĂ©riques Mons).

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Interview

Voilà déjà 8 ans que vous avez monté le projet Numediart, programme de recherche autour de la question de la création numérique et du développement de produits et services lié au numérique. Comment la structure et son projet ont-ils évolué depuis?

Thierry Dutoit : Nous avons beaucoup appris de ces 6 annĂ©es
 Nous avons dĂšs le dĂ©part adoptĂ© (et nous maintiendrons) un fonctionnement par pĂ©riodes courtes (typiquement 3 mois) : des « Ă©tapes de travail » dans le jargon artistique, qui nous permettent de rĂ©pondre rapidement Ă  une demande, et de tester rapidement une idĂ©e technologique. Chaque pĂ©riode de 3 mois se termine par une prĂ©sentation publique de rĂ©sultats, et comprend Ă  mi-parcours une semaine de workshop oĂč les chercheurs concernĂ©s se retrouvent dans un mĂȘme lieu (si possible hors UMONS ; nous avons travaillĂ© au ThĂ©atre Royal de Mons, au Wiels, chez ARTS2, au MIC, etc.) : des « rĂ©sidences de recherche », pour reprendre Ă  nouveau le vocabulaire des artistes.

Au fil du temps, certains projets ont Ă©tĂ© placĂ©s sur 6 mois, et une certaine continuitĂ© dans nos projets est apparue, qui correspondait au dĂ©part aux trois axes que nous avions prĂ©vus, et c’est progressivement cristallisĂ©e autour des six thĂšmes actuels : la capture de mouvements, les mĂ©dia performatifs, les espaces intelligents, la navigation multimĂ©dia, le design 3D, et la rĂ©alitĂ© augmentĂ©e.

Parmi les erreurs de jeunesse, je retiendrai surtout cette idĂ©e que nous avions au dĂ©part de vouloir faire participer Ă  nos prĂ©sentation publiques trimestrielles les artistes avec qui nous collaborions. Les problĂšmes technologiques Ă©tant Ă  peine rĂ©solus (et encore, pas toujours
), imposer Ă  un artiste de rĂ©aliser une Ă©tape de son travail aussi rapidement revenait Ă  le mettre en grand danger. Nous avons rapidement abandonnĂ© l’idĂ©e ; les performances artistiques qu’on peut voir sur notre site apparaissent souvent plusieurs mois aprĂšs notre intervention.

Enfin, nous avons Ă©galement progressivement pris conscience de l’importance de sĂ©parer un peu mieux recherche Ă  plus long terme et soutien immĂ©diat en ingĂ©nierie, et d’y ajouter un volet formation continue ainsi qu’une action d’animation Ă©conomique plus marquĂ©e.

C’est dans ce but que nous sommes occupĂ©s Ă  finaliser le programme DigiSTORM (qui associe les instituts numediart et HUMANORG de l’UMons, TechnocitĂ©, et IDEA), qui vise Ă  crĂ©er un vĂ©ritable LivingLab Ă  destination du secteur des industries culturelles et crĂ©atives ainsi que plus largement du secteur des TIC. L’axe thĂ©matique principal de DigiSTORM sera : « les nouveaux territoires numĂ©riques, les industries culturelles et crĂ©atives au coeur du paysage urbain ». Nous espĂ©rons beaucoup de ce projet !

Quelles sont les missions principales de Numediart ?

Thierry Dutoit : Nous nous sommes progressivement rendus compte que le dĂ©veloppement de la crĂ©ativitĂ© numĂ©rique (qui se manifeste essentiellement au travers de ce que l’Europe a identifiĂ© comme les Industries Culturelles et CrĂ©atives, ICC) se heurte principalement Ă  trois obstacles : la complexitĂ© technologique, le manque de formation adhoc, et la difficultĂ© de monter des projets de co-production. Au cours des six annĂ©es d’existence de numediart, depuis 2007, nous nous sommes successivement attaquĂ©s Ă  chacun de ces problĂšmes.

De par notre mĂ©tier, nous sommes aux premiĂšre loges de l’évolution technologique. Les chercheurs des universitĂ©s y contribuent dans de nombreux domaines, publient leurs rĂ©sultats et dĂ©posent quand c’est nĂ©cessaire des brevets en liaison avec des entreprises locales. Ce type de savoir de pointe nĂ©cessite souvent plusieurs annĂ©es de maturation. Une thĂšse, par exemple, dure typiquement 4 ans. Dans numediart, nous avons ajoutĂ© Ă  cette mission de recherche une mission de soutien en ingĂ©nierie, qui nous est souvent demandĂ©e par les artistes et les entrepreneurs qui nous contactent et concerne la faisabilitĂ© technologique d’idĂ©es complexes et le budget Ă  y associer.

Les rĂ©ponses que nous pouvons offrir passent donc souvent par du conseil technique, Ă©clairĂ© par notre connaissance de l’état de l’art autant que par une connaissance des solutions de terrain (logicielles et/ou matĂ©rielles). Ce n’est qu’ensuite que nous pouvons proposer un travail plus en profondeur, par exemple pour rendre disponible une technologie qui se trouve encore Ă  l’état de preuve de concept au niveau de la recherche. Nous avons pour cela du engager et former du personnel qualifiĂ©, capable de rĂ©pondre rapidement Ă  de telles demandes et maĂźtrisant les outils technologiques du moment. Nous avons Ă©galement Ă©quipĂ© notre labo numediart d’une grande quantitĂ© de matĂ©riel (projecteurs, camĂ©ras, costume de MOCAP, de captation faciale, matĂ©riel de suivi du regard, ordinateurs, etc.). Bref, nous avons créé un LivingLab avant l’heure


Au niveau formation, nous avons lancĂ© en 2011 les ateliers du soir « crĂ©actifs ! ». Ces ateliers, gratuits, sont ouverts aux Ă©tudiants Bacheliers de l’UMons et des autres institutions du pĂŽle hainuyer entre 18 et 20 heures (une dizaine de soirĂ©es par atelier). Ils sont consacrĂ©s Ă  un apprentissage actif des outils de la crĂ©ativitĂ© numĂ©rique que sont Processing, Arduino, OpenFrameworks, et plus largement Ă  la programmation crĂ©ative (avec applications Android ou iOS). Nous avons en moyenne une cinquantaine d’étudiants par an (dont un tiers hors UMONS). Ces ateliers sont associĂ©s Ă  des projets que nous avons inscrits dans le cursus officiel de nos Ă©tudiants. On retrouve sur notre site la liste des vidĂ©os rĂ©alisĂ©es par nos Ă©tudiants crĂ©actifs.

Enfin, depuis cette annĂ©e, nous prĂ©parons Ă©galement la mise en place d’une « option en Industries Culturelles et CrĂ©atives » vĂ©ritablement interdisciplinaire : elle sera inscrite dans le cursus des Ă©tudiants Informaticiens, IngĂ©nieurs, et en Sciences Ă©conomiques. C’est une grande premiĂšre Ă  l’universitĂ© : des Ă©tudiants d’horizons diffĂ©rents vont se retrouver dans des projets commun, chacun y apportant ses compĂ©tences propres. Les cours associĂ©s Ă  cette option permettront aux Ă©tudiants de mieux connaĂźtre les mĂ©canismes de financement et d’organisation de projets dans le domaine des ICC. Les industriels y seront associĂ©s dans les sĂ©minaires ICC.

Pourquoi avoir voulu mettre l’accent dĂšs le dĂ©but sur ce lien entre la recherche, la production et la crĂ©ation numĂ©rique ?

Thierry Dutoit : Une des raisons est qu’il est plus clairement possible de crĂ©er de l’innovation technologique Ă  partir d’étapes de crĂ©ativitĂ© pure. Laisser chercheurs et artistes discuter pour avoir des idĂ©es, parfois Ă©tranges, de productions et d’installations a plusieurs fois permis de dĂ©boucher sur des projets avec un vrai potentiel Ă©conomique.

Ainsi, plusieurs projets que nous avons menés sur des sessions de 3 mois ont conduit à des financements à plus long terme, en liaison avec des sociétés wallones. Je pense par exemple à notre projet sur le vocodeur de phase pour le ralenti sonore, qui a intéressé la société EVS SA de LiÚge et à conduit à deux partenariats publics privés, qui ont permis aux chercheurs concernés de poursuivre leurs recherches pendant 5 ans.

RĂ©cemment, nous avons proposĂ© et obtenu 3 projets de recherche industrielle. Je n’en citerai qu’un, qui me semble ĂȘtre un bel exemple : notre projet CAPTUR basĂ© sur la captation de mouvement avec Belle Productions et Tapage Nocturne (les auteurs de MAMEMO, groupe musical pour enfants). Nous avions en effet travaillĂ© en 2009 avec Olivier Battesti et son Ă©quipe pour la rĂ©alisation de capsule vidĂ©o mettant en scĂšne la mascotte de MAMEMO. Le dĂ©fi Ă©tait d’utiliser la MOCAP pour accĂ©lĂ©rer le processus d’édition du dessin animĂ©. Nous Ă©tions parvenus, avec l’aide de la sociĂ©tĂ© NEUROTV, Ă  crĂ©er un premier dessin animĂ© en quasi temps-rĂ©el , qui avait suffi Ă  convaincre France3 Corse. Le projet CAPTURE s’intĂ©resse Ă  prĂ©sent au problĂšme du « retargetting », c’est-Ă -dire Ă  l’ensemble des techniques permettant d’appliquer sur un personnage non humain les donnĂ©es captĂ©es sur un acteur.

Nous avons Ă©galement trois spinoffs en formation, centrĂ©es sur les 3 axes initiaux de numediart. La premiĂšre commercialisera des instruments de musique augmentĂ©s. La seconde fournira Ă  ses clients un service d’analyse de pages web basĂ© sur la modĂ©lisation de l’attention visuelle. Cette derniĂšre est un bel exemple de l’effet « spill-over » de nos activitĂ©s : un problĂšme arts/science/technologie dĂ©bouche ici sur des applications dans des domaines connexes (ici le marketing de sites web). La troisiĂšme commercialisera des outils d’indexation automatique d’images par le contenu. Tout ça Ă  partir d’idĂ©es crĂ©atives Ă  la croisĂ©e arts/science/technologies !

Nos axes prioritaires ont Ă©voluĂ©. De 3 axes on est passĂ© Ă  6, puis maintenant plutĂŽt 5, et dans DigiSTORM nous mettrons l’accent sur 3 axes en particulier : Multimedia Information Retrieval, Performative Media, et Smart spaces (incluant la rĂ©alitĂ© virtuelle).

Qu’attendez-vous d’initiatives comme Vice Versa (de la recherche Ă  la crĂ©ation numĂ©rique) ou encore le nouveau Hub Creatif de la Creative Valley Ă  Mons, dont Transcultures et numediart font partie ?

Thierry Dutoit : C’est pour nous l’occasion de rencontrer un public mixte, alors que nos prĂ©sentations publiques de projets attirent surtout en gĂ©nĂ©ral des « techniciens ». Je pense que passer par un Ă©vĂ©nement annuel qui sort des murs et des circuits de l’universitĂ© est Ă©galement stimulant pour les chercheurs : on prĂ©sente leurs travaux en public, avec une communication digne de ce nom, et un soutien technique Ă  la prĂ©sentation des rĂ©sultats. C’est aussi, comme toute Ă©chĂ©ance, une occasion de faire le point sur nos collaborations avec des artistes, et de relancer des projets, si nĂ©cessaire.

Les Hubs ont une action locale et généraliste, au contraire des Living Labs (dont DigiSTORM) qui ont une portée régionale (la wallonie) et spécifique. Dans le hub Créative Valley, nous sommes actifs à travers plusieurs initiatives.

Tout d’abord Ă  travers FabLab Mons, que nous avons lancĂ© avant mĂȘme l’existence du HUB en collaboration avec des partenaires locaux (ARTS2, Maison du Design, TechnicitĂ©, Transcultures, HEH) et le soutien de la ville de Mons, Mons2015 et le Mundaneum, grĂące Ă  un cofinancement Google-UMONS.

Ensuite, nos activités de formation « créactifs ! » sont désormais accessibles au grand public à travers le Hub. Nous participons également activement aux événements tel que la Quinzaine Numérique Mons ou Creative Jam.

J’attends de ce hub une bonne communication entre activitĂ©s, un relais entre partenaires pour toucher un public plus large Ă  travers des Ă©vĂ©nements pĂ©tillants, et peut-ĂȘtre la possibilitĂ© future de prĂ©parer des projets communs.

Propos recueilli par EloĂŻse Bouteiller et Jacques Urbanska
Transcultures – octobre 2015

Lire Ă©galement l’article  «  Numediart, quand la recherche et la technologie s’intĂ©ressent Ă  la Culture »
interview du directeur Thierry Dutoit par Jacques Urbanska
parue dans le livre  «  10 ans de numérique à Mons ».