Article | Les multivers sonores de Didié Nietzsche

Article | Les multivers sonores de Didié Nietzsche

Didié Nietzsche est un musicien belge impliqué dans de nombreux projets sonores et audiovisuels (il réalise également des vidéos) et intermédiatiques dont le dénominateur commun pourrait être un art de la métamorphose et de l’aventure collaborative. Avant tout, ces projets sont pour lui l’opportunité d’expérimenter et d’élargir sa palette audio chromatique. Il oscille entre les teintes électro, jazz metal, ambient… avec la réactivité/adaptabilité de l’improvisation qu’il sait doser selon les collaborations et contextes.

Des ses premières expériences Radio Prague dans les années 80 au projet Paradise Now (avec lequel il vient de sortir un EP), en passant par le collectif d’impro pluridisciplinaire LAMAφ (avec lequel il se produit dans les rues de Bruxelles), Didié Nietzsche s’adapte et tente de toujours garder  une certaine accessibilité à ses œuvres organiques.

Avec son projet solo A Limb, il a mené une activité soutenue ces dernières années au travers de nombreuses collaborations. Il est également très actif au sein des communautés des multivers où il se produit régulièrement en compagnie d’autres avatars électro-créatifs, et organise aussi diverses manifestations, dont récemment les Transonic Second Life Sessions & Festival, événements soutenu par Transcultures et les Pépinières Européennes de Création et qui réunissent des artistes audio et multimédia internationaux.

 

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Interview

Avec A Limb vous proposez un projet solo pour des concerts sur Second Life. Comment êtes-vous entré dans cet univers ? Comment s’organise la scène musicale dans cette dimension qui est aussi un jeu ?

Didié Nietzche : Tout d’abord, peu d’utilisateurs considèrent Second Life comme un jeu. Il n’y a pas de règles (seules certaines communautés en ont instaurées). C’est plutôt une sorte de réseau social immersif avec des outils permettant d’y créer à peu près tout ce qu’on peut imaginer. Je m’y suis inscrit en 2007 pour ces raisons : rencontrer des gens de tous pays et de tous âges, et voir quelles étaient les possibilités créatives de ce monde virtuel. On raconte que Philip Rosedale, son créateur, en a eu l’idée après une participation au rassemblement Burning Man.

Cette vision de la création collective (chacun est ou créé sa propre oeuvre d’art, tout le monde prend part activement aux événements) et des rapports humains (une liberté presque totale, tout en gardant le respect des autres) m’intéressait et j’étais curieux de voir comment cela pouvait être transcrit dans un monde virtuel. Ces idéaux ont été peu à peu remplacés par une recherche du profit maximum, mais il reste quelques bastions d’irréductibles résistants…

Ce n’est qu’en 2016, lorsque j’ai rencontré la musicienne allemande Yadleen, que mon intérêt pour les concerts s’est précisé. Elle m’a fait connaître le Cat’s Circus, l’un des plus anciens lieux de concerts de Second Life, et j’y ai rencontré une équipe de musiciens qui m’ont encouragé et aidé à faire mes premiers pas dans le streaming audio.

La scène musicale sur Second Life est assez variée, bien qu’une grande partie des spectacles soit monopolisée par des DJs et des chanteurs de karaoké (l’effet Nouvelle Star/Star Academy/The Voice a aussi fait des dégâts dans les mondes virtuels 😀 ).

L’avantage de Second Life, c’est qu’on peut rassembler des publics de niche venant du monde entier et leur présenter une musique sans concessions, ce qui serait bien plus plus difficile et coûteux dans le vrai monde. Mes amis musiciens sont américains, japonais, allemands, macédoniens…, mais aussi des belges avec qui je n’ai plus l’occasion de jouer en raison du confinement -dans Second Life, heureusement, il n’y a pas de règles sanitaires à respecter ;-).

Vous êtes plus un habitué des projets collectifs, qu’est-ce que le projet A Limb vous permet d’expérimenter ?

D.N. : Je suis plutôt un solitaire, à la base. Mes tous premiers concerts étaient en solo. Par la suite j’ai participé à pas mal de groupes, mais parce qu’on venait me chercher… et que je ne sais pas dire non.

Travailler seul permet de tout contrôler du début à la fin, bien sûr, avec aussi le risque de manquer de recul. Jouer dans Second Life me permet d’utiliser l’ensemble de mon studio, que je ne peux pas déplacer lorsque je travaille avec d’autres musiciens. Ça ouvre plus de possibilités. Il m’arrive de partir dans des directions que je n’avais pas prévues en préparant un concert.

Cela dit, il y a peut-être moins d’expérimentation à l’état pur que dans d’autres formations. J’ai malgré tout un certain souci de divertir. C’est peut-être inspiré par l’ambiance festive de Second Life, ou en tout cas, par les lieux que j’y fréquente. La plupart de mes morceaux sont dansants, mais peuvent à tout moment faire l’objet de digressions et d’improvisations… C’est de la danse expérimentale.

Vous faites également partie du collectif LAMAφ avec lequel vous proposez des performances transdisciplinaires in situ. Comment travaillez-vous ensemble ? Comment la pluralité des pratiques impacte la vôtre ?

D.N. : LAMAφ est un collectif d’improvisation totale regroupant danseurs, vidéastes, chanteurs et musiciens de milieux artistiques très différents.

Rien de ce que nous jouons n’est préparé à l’avance. Le but est d’être dans le moment présent. Par contre nous cherchons des stratégies pour que chacun puisse être autant que possible conscient de ce moment présent, à l’écoute des autres, ouvert à tout ce qui peut arriver. Cela peut se concrétiser par des séances de méditation ou de stretching, une exploration silencieuse du lieu, mais aussi par l’établissement de règles. Par exemple, nous pouvons décider pour un morceau de limiter le nombre de musiciens à 3. Lorsqu’un d’entre nous s’arrête, un autre prend sa place.

Bien sûr l’image et la danse influencent la musique, et l’inverse aussi. Il y a une véritable porosité entre les pratiques. Comme chacun de nous est dans l’instant, l’image, le mouvement et le son sont perçus et interprétés immédiatement.

Depuis quelques mois, nous travaillons sur une technique d’improvisation musicale qui s’appelle Mbus (Music-based Underscore), créée par David Leahy, qui est elle-même adaptée d’une technique de danse inventée par Nancy Stark Smith. La partie « musiciens » comprend, entre autres, le mouvement de ceux-ci dans l’espace. Cela montre à quel point les pratiques sont (de plus en plus) liées.

Avec vos projets solo (A Limb) ou pluriels (de Radio Prague votre combo historique depuis les premières expériences dans les années 80 avec Jules Nerbard et ces dernières années avec la flûtiste Renata Kambarova, votre duo cosmic-ambient 11h60 avec Christophe Bailleau, mais aussi récemment au sein du collectif impro et interdisciplinaire LAMAφ ou au sein de la galaxie free psyché drone metal de Neptunian Maximalism), vous jouez à la fois sur scène, dans l’espace public et dans un monde numérique. Que vous apporte ces collaborations ? Comment percevez-vous les rapports au public dans ces environnements ?

D.N. : Cela m’apporte d’abord, de fait, une grande diversité d’expériences, et aussi la possibilité de jouer en dépit des restrictions actuelles sanitaires :-). Grâce à ces concerts dans les rues (avec LAMAφ) et dans Second Life, j’ai pu continuer à me produire devant un public pendant toute la durée du confinement. Les rapports au public sont évidemment très différents. Les concerts sur scène sont les plus conventionnels, bien sûr, parce que les gens, pour la plupart, ont payé pour voir un spectacle sur lequel ils ont déjà des informations. Conventionnels souvent donc, mais pas nécessairement décevants. Sentir en direct qu’un public apprécie votre prestation est toujours très réjouissant.

Les performances de rue (sans publicité, afin pouvoir respecter les règles de distanciation) permettent un rapport beaucoup plus direct. Ce ne sont pas les gens qui viennent vers nous, mais l’inverse. La proximité, l’aspect humain apporté par la danse et les instruments pour la plupart non amplifiés, en font des moments privilégiés. Il y a ceux qui n’aiment pas et qui s’en vont, et ceux qui apprécient, souvent surpris eux-mêmes d’aimer un spectacle pour lequel ils ne se seraient pas déplacés en d’autres circonstances. Les marques d’enthousiasme et les remerciements après les concerts sont souvent très intenses et touchants.

On pourrait croire que les rapports avec le public dans un monde virtuel sont moins immédiats. Mais la réalité est moins simple. D’une part, pour les aficionados des mondes virtuels, une sorte de miracle s’opère lorsqu’ils se connectent. Pendant le temps qu’ils passent dans ces mondes, ils ne jouent pas, ils sont leurs avatars à part entière, et les choses qu’ils vivent sont ressenties comme vraies. C’est probablement la principale différence avec les jeux en ligne traditionnels.

D’autre part, c’est un milieu très désinhibant ; on s’y sent très en sécurité. Cela permet à la plupart des gens de se montrer tels qu’ils sont vraiment, de développer des aspects de leurs personnalités qui sont d’habitude réprimés par les conventions sociales. Discutez 2 heures avec un personnage de Second Life, et vous en saurez plus sur sa vie intérieure qu’il/elle n’en dira jamais à son compagnon ou à sa compagne de la “vraie” vie. Ces deux phénomènes font que les rapports entre le musicien et son public sont très profonds et précis. Au lieu de crier et d’applaudir, les avatars expriment par des mots ce qu’ils ressentent et c’est parfois très émouvant.

C’est justement sur Second Life -dans le premier Transonic Second Life Festival qui a eu lieu – en streaming également –  le 26 février 2021 au Cat’s Club –  que vous avez rendu public votre nouvelle collaboration avec Paradise Now (le projet sonore de Philippe Franck) avant de sortir un premier EP sur le bandcamp du label Transonic après deux temps de résidence au Transonic Lab et de livrer une No Lockdown Art Transonic Session au printemps. Comment avez-vous travaillé ensemble et en quoi vos deux univers se complètent-ils ?

D.N. : Je connaissais Philippe Franck depuis longtemps, et j’admirais énormément son travail d’organisateur, notamment de City Sonic, ce festival d’arts sonores qui m’avait procuré des coups de foudres artistiques intenses durant les décennies 2000-2010. En avril 2016, il avait eu la gentillesse de venir présenter son travail transdisciplinaire en ouverture d’un mini-festival que j’organisais au Centre Culturel de Marchin (Belgique). Nous avions profité de cette occasion pour y organiser une résidence à l’abri des connexions parasitantes. Le fruit de celle-ci avait été interprété en public lors de cette soirée d’ouverture (l’une des chansons de ce set – une reprise de We all stand de New Order –  a fait partie de notre dernier concert au Cat’s Club lors de la première édition du Transonic Second Life Festival en février dernier).

Nous nous étions promis de poursuivre cette collaboration, mais nos activités respectives nous ont éloignés l’un de l’autre pendant près de 4 ans. Le confinement a probablement aidé à la réunion, en mettant en veille un certain nombre de nos autres projets.  Nous travaillons par des échanges sur le net qui se concluent par des temps de résidence en “présentiel”, qui ont lieu cette fois au Transonic Lab à Mons. C’est une formule très efficace qui nous permet d’avancer rapidement.

A noter que le prochain Transonic Second Life Festival aura lieu le vendredi 21 mai 2021 et qu’un workshop de prise en main de Second Life sera proposé par Didié Nietzsche le mercredi 19 mai 2021.

Je pense que ce que nous avons en commun, c’est une grande curiosité, une ouverture d’esprit, une volonté de ne pas nous répéter, tout en gardant une certaine accessibilité. L’univers de Philippe est globalement plus littéraire et onirique, le mien plus prosaïque et technique, mais une grande porosité existe entre les deux. Je pense que c’est une très bonne combinaison. Et comme la règle est qu’il n’y a pas de règles, c’est un terrain de jeu parfait pour mettre en application tout ce que j’ai appris et mis en place dans mes autres projets…

Les collaborations de Paradise Now avec la “masseuse sonore” Isa Belle (bols chantants) ou l’auteure/performeuse américano-libanaise Biba Sheikh (poésie/spoken word) sont aussi pour moi de bonnes occasions de découvrir de nouvelles manières de travailler et de créer en croisant plusieurs univers différents et singuliers.

Vous travaillez également avec un groupe de personnes handicapées. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faites et ce que vous en retirez également ?

La formation Icare a été fondée par Luc Bothy (claviers et chant) et Régine Galle (guitare, chant, accordéon basse). Luc a été longtemps l’animateur du Petit Théâtre de la Grande Vie, à Forzée, où il a monté à plusieurs reprises des comédies musicales interprétées par des handicapés mentaux. Après ces expériences, il a souhaité continuer avec une formule plus réduite, plus simple à présenter dans d’autres lieux. Il a donc invité Renaud Beauvois (clavier et chant) et Vincent Dullier (batterie, human beatbox et chant), deux anciens participants des spectacles précédents, à fonder le groupe Icare. S’y sont ensuite ajoutés Baudoin Prignot, notre sonorisateur de concerts, et son fils Charles (chant et accordéon), handicapé mental lui aussi. Je suis arrivé le dernier.

Nos amis outsiders participent à l’ensemble de la création. En général, une chanson commence par une discussion avec Renaud. Celui-ci est doué d’une imagination inépuisable. Il est capable de trouver des idées peu communes sur n’importe quel sujet. Il y a ensuite une brève mise en forme des textes par Luc et Régine, puis des jams musicales à 4 (Luc, Régine, Renaud et Vincent, qui est un excellent batteur et un showman né). Lorsque la chanson commence à prendre forme, Charles se joint à l’élaboration du morceau, ajoutant sa touche d’accordéon et son chant remarquable. J’arrive en dernier, et j’apporte des boucles rythmiques, des effets et des arrangements. Paradoxalement, ce que j’amène en dernier devient la « colonne vertébrale » de nos morceaux lorsque nous jouons en concert.

Une attention particulière est également portée à la mise en scène des spectacles. Comme pour l’interprétation des chansons, nous devons trouver la formule qui permette à nos trois outsiders de se sentir encadrés sans trop brider leur aspiration à improviser.

Ce projet n’a aucun but social ou thérapeutique direct, même si les bienfaits de nos activités ont un effet positif sur la vie de nos 3 outsiders (elles en ont un aussi sur les trois autres). C’est avant tout un projet artistique qui nous permet d’explorer des univers atypiques avec des personnes exceptionnelles, dans tous les sens du terme.

C’est un travail très enrichissant. Il apporte une remise en cause permanente de nos certitudes de compositeurs et de musiciens, beaucoup de surprises et aussi des rapports humains tout-à-fait lumineux.

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Propos recueillis par Léo Desforges
Article par Léo Desforges & Transcultures – 2021